06/03/2015

« Les inégalités de santé s’aggravent pour les plus démunis »

Une interview de Jean-François Corty (Médecins du Monde)


Médecins du Monde tire à nouveau la sonnette d’alarme dans son rapport 2013 sur l’accès aux soins des plus exclus de notre société : un système de santé de moins en moins solidaire, une précarité qui s'installe, une politique de droit commun largement en-deçà des besoins, de plus en plus d'enfants et des patients qui ont faim. Le docteur Jean-François Corty, directeur des missions France de Médecins du Monde, est notre invité du mois.


Cette interview mensuelle est réalisée en lien avec le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, le CNLE.   Retrouvez au bas de cette page tous nos invités.

Qu’observez-vous ?

Beaucoup d'indicateurs montrent que la situation se dégrade et que les critères de gravité se précisent. La grande précarité se focalise autour des migrants, des usagers de drogues, des travailleurs du sexe et des personnes sans domicile fixe. Mais, de plus en plus de personnes, pour diverses raisons, ont aussi des difficultés à accéder aux soins, que ce soit en zone urbaine ou en zone rurale. En 2013, 29 960 personnes se sont rendues dans nos centres d’accueil de soins et d’orientation (Caso) ; plus de 30 000 contacts ont été réalisés dans le cadre des actions mobiles auprès des publics en situation de grande précarité, les plus exclus. Ce sont aussi 63 000 passages avec des consultations médicales, des consultations dentaires et des consultations sociales. Bénéficier d’une couverture maladie est déterminant pour ces populations vulnérables.

Mais, pour de multiples raisons comme la méconnaissance des droits, la complexité des dispositifs ou la barrière linguistique, elles accèdent difficilement au système de soins. Plus d’un tiers de ces personnes (36 %) présentent un retard de recours aux soins et 20 % ont même renoncé à se soigner au cours des douze derniers mois. L’année 2013 est également marquée par une augmentation du nombre de mineurs isolés. Ces jeunes se trouvent bien souvent dans une situation d’impasse face aux dysfonctionnements des services de l’État, en contradiction avec les principes de protection de l’enfance.

Qui sont les personnes que vous accompagnez ?

Autour de 94 % sont des personnes étrangères, la plupart en situation irrégulière. Les indicateurs de gravité montrent qu’il y a toujours une forte proportion d'enfants, de mineurs - près de 13 % - un chiffre qui continue d'augmenter. Un fait se radicalise ces derniers mois avec la présence de mineurs isolés étrangers. Le chiffre a été multiplié par 4 entre 2011 et 2013. Ce sont des gamins qui, bien souvent, vont à l'école et qui le soir, dorment dans la rue, les forêts de Vincennes ou dans des cages d'escalier ! 97 % des personnes que nous voyons vivent sous le seuil de pauvreté. Seulement 8 % disposent d'un logement personnel, 1 % est sans domicile fixe, 11 % sont hébergés par une association.

L'accès à l'alimentation est particulièrement inquiétant…

80 % des personnes que nous voyons sont en insécurité alimentaire ; 52 % d'entre elles ont déclaré ne pas avoir mangé ou pas assez les jours précédant la consultation, que l'on soit un homme, une femme ou un enfant. La moyenne dépensée pour se nourrir par jour est de 2,5 €.  Seules 42 % de ces personnes ont eu recours à l'aide alimentaire car bien souvent, elles n’ont pas connaissance de ces dispositifs. Dans un tiers des cas, les personnes présentaient des pathologies en lien avec une nourriture insuffisante. Il y a aussi les problèmes de santé générés ou aggravés par les mauvaises conditions de vie : 6 patients sur 10 ont une pathologie chronique importante. Les trois quarts des patients ont des besoins en suivi de traitement avec une forte proportion de problèmes psychologiques. 30 % des personnes vivant dans la rue souffrent de schizophrénie. 

« Il faut s'apprêter à revoir des pathologies que l'on ne voyait plus »

Qu’en est-il de la couverture vaccinale ?

On est entre 50 et 60 % de couverture vaccinale pour des enfants alors que les pourcentages devraient être autour de 96 %. Il faut s'apprêter à revoir des pathologies que l'on ne voyait plus comme la tuberculose : 8 cas pour 100 000 habitants en population générale, 50 voire 100 cas pour 100 000 habitants en précarité, migrants ou non. Rappelons-nous qu’il y a eu une épidémie de rougeole en Europe entre 2007 et 2011 avec, entre autres, 15 000 cas en France ! Sur les maladies infectieuses, tels que le VIH, les hépatites, on multiplie par 10 les incidences par rapport à la population générale. Les soins dentaires sont très largement insuffisants.

Qu'est-ce qui explique le retard de recours aux soins ? 

La plupart des personnes que nous voyons ne dispose pas de droit à l'assurance-maladie. Beaucoup ont potentiellement des droits mais ne connaissent pas les dispositifs. Il y a aussi les difficultés administratives liées notamment à l’absence de domiciliation. Il y a enfin les difficultés financières… Le plan quinquennal de lutte contre la pauvreté a emmené une élévation à plus de 8 % du seuil d'accès à la CMU : c’est une bonne chose mais cela reste largement insuffisant par rapport à l'étendue des besoins. Il faut que cet effet de seuil sur la CMU aille au moins au seuil de pauvreté si l'on veut que les gens aient vraiment un accès aux soins efficace. Les dépassements d'honoraires, le refus de soins de certains médecins sont une réalité : cette question est à l'étude dans le cadre de la loi de santé publique qui sera discutée en avril.

Que dire des expulsions à répétition qui s’intensifient ?

Les expulsions de bidonvilles sans perspective de relogement aggravent bien sûr les conditions de vie et détériorent les critères médicosociaux des personnes. Nous savons que près de 56 % des personnes rencontrées à Calais, en région Paca ou à Mayotte, retardent leurs soins parce qu'elles ont peur d'être arrêtées par la police et renvoyées dans leur pays d’origine. Pour bénéficier de l'Aide médicale d'État, il faut justifier de trois mois de présence sur le territoire… Calais en ce moment, ce sont 3 000 personnes qui cherchent à boire, à manger, qui dorment dehors avec énormément de femmes et de touts petits enfants…

« Casser le dispositif AME, c’est accepter de voir des gens mourir dans la rue ! »

La loi Besson sur l’immigration a été modifiée. Quelles incidences ?

On n'a jamais autant expulsé de personnes depuis trois ans vers leur pays d'origine alors qu'elles sont malades, quelles ont des maladies chroniques telles que le VIH, l'hépatite, en sachant qu’elles ne seront pas prises en charge dans leur pays d'origine. Les modifications de la loi de Besson 2011 rendent désormais possible le renvoi dans le pays d’origine dès lors qu’il y aurait un traitement présent et non plus « effectivement accessible » comme c’était le cas auparavant. Or, nous savons que le fait qu’il y ait un traitement possible dans le pays ne signifie pas pour autant que la personne va pouvoir y accéder… C’est une variation sémantique dont les conséquences sont dramatiques.

Que proposez-vous ?

Il faut d’abord simplifier l'accès aux droits et aux soins, fusionner l’Aide médicale d’Etat et la CMU. Il faut en finir avec ce discours populiste qui prétend que l’on migre en France pour se faire soigner, bénéficier - voire abuser - des acquis sociaux ; que l’avenir des Français sera meilleur en empêchant l’autre de se faire soigner. Nous savons que ce qui relève de la fraude est mineur et n'est pas déterminant par rapport à d'autres dispositifs d'accès aux soins lorsqu'il s'agit d’Aide médicale d’État. Il n'y a pas plus de fraude pour l’AME que pour la sécurité sociale globalement.

Nous savons que plus les gens tardent à se faire soigner, plus le coût de la prise en charge sera élevé au final. Casser le dispositif AME, c’est accepter de voir des gens mourir dans la rue ! Il faut aussi développer les dispositifs de proximité, l’accès à une alimentation de survie, l’information et la médiation sanitaire. La question des mineurs isolés étrangers reste un enjeu majeur de prise en charge pour les mois à venir. L'esprit de la Convention internationale des droits de l'enfant doit être respecté quand on estime que potentiellement, à 18 ans, plus un jour, un gamin doit retourner dans la rue…

Un médicament « vendu 40 000 € pour un coût de production de 101 € ! »

Ces questions autour de l'accès aux droits, aux soins vont être examinées prochainement dans le projet de loi de santé publique. Qu’espérez-vous de ces débats ?

Tout ce qui relève de la médiation, du tiers payant qu'il faut généraliser vont être discutés. Beaucoup de sujets devront être abordés autour de la réduction des risques, des dispositifs qui devraient permettre d'améliorer la lutte contre les inégalités de santé. Sur la question de la réduction des risques, il faut innover car les dispositifs de droit commun sont insuffisants ; en ce sens, les salles de consommation qui sont proposées sont une bonne mesure. Par ailleurs, il faut plus de transparence sur le prix des médicaments (27 milliards des dépenses globales de santé). Nous sommes étonnés de voir que le nouveau médicament de lutte contre l'hépatite C, le sofosbuvir, soit vendu 40 000 € pour un coût de production de 101 € ! 

Sur la question de l'hébergement et du logement, il faut en finir avec cette gestion au thermomètre. Nous redirons les avancées mais aussi nos déceptions quant aux propositions du plan quinquennal de lutte contre la pauvreté.

Tout ce que nous observons n’est décidemment pas tolérable dans un pays comme le nôtre qui est la sixième puissance économique mondiale et qui a les capacités de pouvoir mettre à l'abri ces personnes. Le droit commun est insuffisamment armé pour répondre aux enjeux de la précarité. Cette loi de santé est une occasion à saisir pour construire des propositions concrètes de lutte contre les inégalités de santé. 

Interview réalisée par Tugdual Ruellan

Un rapport de référence

Chaque année, Médecins du monde, avec le soutien de l'observatoire régional de santé de Midi-Pyrénées, publie son rapport, mettant en exergue diverses recommandations. Véritable plaidoyer, c'est certainement l’un des rares documents en France à produire des données médicosociales de la grande précarité, en matière d'accès aux soins et d’observation des problématiques sanitaires et sociales. Référence pour de nombreux acteurs scientifiques et associatifs, il a été présenté au cabinet du Premier ministre, celui de Marisol Touraine ainsi qu’à François Chérèque qui coordonne le plan quinquennal de lutte contre la pauvreté. Pour télécharger le rapport.

En prise directe avec la précarité

Médecins du monde, intervient dans le monde entier ; ce sont aussi 70 projets en France métropolitaine, à Mayotte, en Guyane, à La Réunion, menés en actions mobiles ou en centres d'accueil de soins et d'orientation. Médecins, travailleurs sociaux, accueillants, traducteurs assurent les premiers soins et aident à l'ouverture des droits en se référant, lorsque cela est possible, au droit commun. Pour Jean-François Corty, « Médecins du monde n'est pas un auxiliaire d'État mais une organisation indépendante, ou tout au moins… qui fait le choix de ses dépendances. Nous intervenons sur un modèle de bénévoles-salariés paritaire avec l'objectif d'améliorer l'accès aux droits et aux soins les plus précaires, de témoigner des conditions et des difficultés qu'ils ont à pouvoir en bénéficier. Nous sommes un acteur de la santé publique centré sur la grande précarité qui essaye d'être rationnel tout en étant militant. »


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